C'est le 6 juin 1881 que fut votée la loi établissant la gratuité de l'enseignement primaire, dite Loi Ferry .
C'est vrai qu'il y avait de la légende dans l'histoire de l'école laïque . Elle n'a pas appris à lire aux Français du jour au lendemain . Il y avait des écoles, et beaucoup, bien avant Jules Ferry . Ce point mérite d'être éclairci .
En 1817, il y avait 20 734 écoles primaires, qui recevaient 866 000 élèves . En 1877, à la veille de la loi Ferry, 71 547 écoles et 4 766 000 écoliers . Même sans l'école laïque, les 600 000 enfants non scolarisés qui restaient auraient fini par l'être, tant était grande, alors, et générale, la soif d'instruction . Déjà 87 % des ouvriers et ouvrières parisiens savaient lire et écrire .
Depuis 1830, la proportion des illetrés parmi les conscrits était régulièrement en baisse, de même que le nombre des époux et épouses incapables de signer autrement que d'une croix .
La gratuité des écoles était elle-même en progrès, puisque, touchant 39 % des élèves, en 1850, elle arrivait à 57 % en 1877 . L'élan était donc pris . Mais qui l'avait pris ? un jour viendra - celui de la fameuse "querelle de l'école laïque" où l'histoire de celle-ci apparaîtra comme un long duel entre l'Eglise et l'Etat . Et c'est vrai qu'ils se disputèrent les écoliers . Mais présenter les chose de la sorte, c'est oublier un troisième personnage, le peuple des campagnes qui, s'efforçant de pallier les carences de l'un comme de l'autre, s'organise comme il peut, tant est puissant, redisons-le, le désir d'instruction . C'est le temps des instructeurs ambulants, louant leurs services de village en village, de villages qui montent leur propre école et, faute de mieux, s'offrent un maître qui officie dans quelque grange, voire chez le cabaretier .
Ainsi, il est donc parfaitement exact que la loi Ferry n'a pas créé l'école . Les chiffres le prouvent . Mais n'est-ce pas échanger une naïveté contre un autre que de se fier à ces chiffres ? Qu'il y ait eu des écoliers ne signifie pas que les écoles fussent régulièrement fréquentées . La bonne volonté des maîtres garantissait-elle leur compétence ? parce qu'un conscrit savait signer, était-il "instruit" pour autant ?
Obligatoire, gratuite et laïque . Le mot-clé, c'est le troisième .
Le mot "laïcité" était neuf . Il apparut pour la première fois dans le supplèment du "Littré" daté de 1871 . Si le mot était neuf, la chose aussi . Mal comprise, elle devait le rester . En 1871, précisément, au lendemain de la guerre perdue, il y avait ceux qui disaient que la France avait été battue "par l'instituteur prussien" et ceux qui attribuaient la défaite à "l'école sans Dieu" . Jules Ferry avait alors, trente-neuf ans . Déjà, c'était un mal aimé .
Mais, dans les Vosges, à Saint-Dié, ce fils de famille bourgeoise est l'exemple type de l'homme politique de la République . Reçu avocat à dix-neuf ans, et aussitôt inscrit au barreau de Paris, c'est pourtant vers le journalisme qu'il s'oriente . Il y fait du bruit .
"Un esprit essentiellement pratique et raisonneur", écrit de lui son contemporain Pierre Larousse . L'amour des affaires positives, de la discussion, du libre examen et de l'indépendance perçait à chaque ligne dans ses articles, forts appréciés et écrits à une époque (celle de Napoléon III) où la presse libérale était en butte à des poursuites incessantes . Sa dénonciation, sous le titre "Les Grandes Manoeuvres électorales de 1863", des "magouillages" commis au cours des élections de cette année-là, le mirent en vedette - avec 12 000 francs d'amende à la clé . Ce qui ne l'empêcha pas de récidiver, stigmatisant cette fois, à la faveur d'un jeu de mots sur "Les Contes fantastiques" d'Hoffmann, le poète allemand, "Les Comptes fantastiques" de Hausmann, le préfet parisien dont la rénovation de Paris, entreprise par ses soins, avait été pour certains, à commencer par lui, l'occasion de spéculations fabuleuses .
En 1870, quand l'Empire s'écroule, Jules Ferry est maire de Paris . De Paris qui résiste, alors que Thiers et son gouvernement, réfugiés à Versailles, l'ont abandonné aux Allemands . Jules Ferry s'accroche à son Hôtel de Ville, où il s'efforce de trouver une solution à deux problèmes qui n'en comportent pas : approvisionner les combattants en munitions et la population en vivres . Il n'y gagnera qu'un surnom infamant - le premier - "Ferry l'affameur" ; variante ; "Ferry-Famine" .
Et nous y voici en 1879 . Entre-temps s'est installé en France, avec Mac Mahon, la "République des ducs" . Quand la IIIe République sera-t-elle républicaine ? C'est la question qui domine ces années-là, et la tâche à laquelle Jules Ferry va se vouer . Presque continuellement au pouvoir, de 1879 à 1885, d'abord comme ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts, puis comme président du Conseil, enfin comme ministre des Affaires étrangères, il lui est donné de la réaliser .
Ce fut d'abord de fonder l'école républicaine, car, s'il est vrai qu'il y avait des écoles avant lui, il ne faut pas oublier que ces écoles étaient, pour l'énorme partie, entre les mains d'un clergé résolument hostile à la République . Comment, dès lors l'école laïque de Jules Ferry aurait-elle pu ne pas s'inspirer d'une idée politique, voire idéologique ? De toute nécessité, elle devait être anticléricale . Elle ne devait pourtant pas être nécessairement antireligieuse . Et bien que, sur sa gauche, un Clémenceau poussait à identifier les deux mots, bien que, sur sa droite, on continua à identifier l'école sans crucifix au mur avec "l'école sans Dieu", il se refusa toujours à cette identification . Certes, il était athée . Disciple d'Auguste Comte, et donc adepte de la "Doctrine des trois âges", il croyait que "l'âge religieux", puis "l'âge métaphysique" avaient fait leur temps . Etait venu celui du "Positif", c'est-à-dire de la Science . La Science avait le vent en poupe, et donc l'instruction avec elle . On y croyait alors come on crut, un siècle plus tard, à la croissance économique indéfinie . Qui eût pu prévoir alors nos lendemains désenchantés, et les retours de jugement qu'ils entraînent ? Au mot "laïque" qui l'emporta, Jules Ferry eût préféré "neutre" . La neutralité de Jules Ferry était politique, à n'en pas douter . Il s'en est d'ailleurs expliqué lui-même on ne peut plus franchement . "Faire la République est une politique nationale, disait-il aux instituteurs . Vous pouvez, vous devez la faire entrer dans l'esprit des jeunes enfants" Mais, ajoutait-il, "la politique contre laquelle je tiens à vous mettre en garde est celle que j'appelle la politique militante et quotidienne, la politique de parti, de personnes, de coteries . Avec cette politique, n'ayez rien de commun" .
LE SUPPLEANT DU PERE DE FAMILLE
Neutralité politique, donc, et pourtant neutralité authentique . Qui ne souhaiterait aujourd'hui que les maîtres se soient tous inspirés des préceptes qui suivent : " Vous êtes l'auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille : parlez donc à son enfant comme vous voudriez qu'on parlât au vôtre : avec force et autorité toutes les fois qu'il s'agit d'une vérité incontestée, d'un précepte de la morale commune ; avec la plus grande réserve dès que vous risquez d'effleurer un sentiment religieux dont vous n'êtes pas juge..Vous ne toucherez jamais avec trop de srcupule à cette chose délicate et sacrée qui est la conscience de l'enfant ." Il y a dans cette phrase un accent ému, plus encore qu'émouvant, qui étonne . Et puis, on peut se demander : mais qu'en savait-il donc, ce bourgeois politicien, de la conscience des enfants, lui qui n'en avait pas ? Or, on touche-là justement la blessure secrète de l'homme . En 1875, à quarante-trois ans, Ferry avait épousé - civilement - la blonde, la douce Eugénie Risler, de dix-sept ans sa cadette . Et il ne put avoir d'enfants, lui qui en rêvait, ce pourquoi il dût se rabattre sur son neveu Abel (dont on devait, en 1957, publier les "Mémoires secrets"), qu'il appelait "la merveille de la nature", et qu'il entoura de cajoteries plus proches d'une nourrice que d'un homme d'Etat .
De gratuite, en 1881, l'école laïque devenait obligatoire l'année suivante . Pour les filles comme pour es garçons . Autre sujet de scandale, Jules Ferry était l'homme du scandale . Il alla plus loin, il créa des collèges et des lycées de filles, une Ecole normale supérieure féminine, à Sèvres, une agrégation féminine . Ah ! ces premières agrégées . On les prenait pour des monstres . Les premières "suffragettes" .Décidément, l'émancipation féminine doit aussi beaucoup à Jules Ferry .
Or, curieusement - si l'on s'en tient à l'aspect matériel des choses - ceux qui lui doivent le moins, ce sont justement ses créatures, la première génération d'instituteurs et d'instituteurs sortis des écoles normales . Les fameux "saints laïcs" . Il les payait très mal,moins de cent francs par mois . "En 1914, précise l'historien Théodore Zeldin, les instituteurs d'Alsace-Lorraine sous nationalité allemande recevaient un salaire deux fois plus élevé que leurs collègues français, et, dans une enquête internationale, les enseignants du primaire en France furent classés comme les plus mal payés d'Europe, venant à la 25 ème place, à égalité avec ceux du Monténégro" . Comme l'avait dit Ferdinand Buisson, collaborateur de Ferry : " Tout en réclamant, ils surent attendre . Ils ne doutaient pas de la République, ils lui faisaient crédit" . A la République, pas à Ferry, car celui-ci avait d'autres tâches à entreprendre, d'autres motifs à se faire insulter, caricaturer, calomnier . Liberté de réunion...Liberté de la presse...Et ne voilà-t-il pas qu'il se mêle de vouloir donner - comme les Anglais, comme les Allemands - un empire à la France ! Après "Ferry-Famine", voici "Ferry-le-Colonial" . Le 30 mars 1885, à Langson, les troupes françaises sont en difficulté . Le ministère Ferry s'écroule sous les coups de Clémenceau . Cinq jour plus tard, le Tonkin fait sa soumission . Il avait raison . Il n'en rest pas moins impopulaire .
Impopulaire au point qu'en 1887, dans la salle des pas-perdus du Palais Bourbon, un forcené lui tire trois balles . Il mourra six ans plus tard des suites de sa blessure, alors qu'il venait d'être élu président du Sénat, à 61 ans à peine, la jeunesse, paraît-il, pour un homme d'Etat .
Source de l'auteur Jean Maquet